Les revues de prestige remises aux passagers dans les avions ne sont pas une nouveauté.
Les grandes compagnies ne se contentaient pas de remettre quelques journaux, certaines éditaient leur propres publications réalisées avec soin.
L'agenda du PLM, est un support publicitaire, mais aussi une vitrine des paysages et richesses des territoires traversés, la tribune des célébrités des régions, villes et villages, de leurs conteurs et écrivains.
Quand c'est lors de voyages internationaux, par la mer ou par les airs, que les revues doivent meubler et agrémenter le temps des passagers, il est normal de décrire les pays longés ou survolés, présenter les élites des nations croisées.
Aussi pour Noël 1954 la Compagnie Générale Transatlantique dans sa revue "FRANCE Via French Line" avait choisi dans la rubrique "Lettres" de présenter en quatre pages illustrées, l'ambassadeur des lettres, fierté de la France: Henry de Montherlant.
Quai Voltaire, sous la lumière venant du nord, une vieille maison du XVII°, droite et sévère. On entre par une grande porte cochère. L'escalier sombre, usé, fait déjà partie de l'histoire littéraire: Musset l'a emprunté quotidiennement à vingt ans, quand il occupait une chambre de bonne dans la maison. Au premier, un domestique russe ouvre la porte, s'efface et fait attendre dans une grande pièce austère. Pas de tableaux, rien que des bustes, des statuettes de pierre, de bronze ou de bois. C'est ici que reçoit Henry de Montherlant. Les autres pièces, il y en a cinq, sont du domaine secret. "Je n'ai jamais compris qu'un homme montre sa vie privée, son foyer, ses façons de travailler", dit-il. Cette vie privée, c'est aux yeux du monde celle d'un solitaire. Un mur de silence la protège. Les confidences de l'homme sont rares. Quand il en lâche une, ses lèvres se resserrent aussitôt. C'est par exemple: "Merci, pas de cigarette, je ne fume pas". - "Je déteste la campagne; tout ce que je peux y faire, c'est travailler." Pourtant il a écrit La Reine morte en Provence et Le Démon du bien à deux cent mètres d'altitude.
Cet homme qui a dit "Il faut beaucoup de coeur pour aimer un peu" a-t-il jamais aimé? La question reste posée. Tout ce qu'on sait, c'est que le modèle de Dominique, du Songe, était une jeune camarade de sport. Pendant deux ans, il est allé l'attendre tous les jours à la porte du gymnase. Pour une autre jeune fille, il s'est battu en duel à Tanger, en 1927, avec un médecin qui l'avait guéri quelques semaines plus tôt. Ce qu'on sait encore, c'est son étrange passion pour une jeune Bédouine de Tunisie qu'il rencontra à quatorze ans, au Salon de 1910. Mais peut-on aimer un tableau ?
Quinze ans plus tard, cependant, il quitta tout, sa jeune gloire littéraire, sa maison, sa famille et partit courir pendant sept années l'Afrique du Nord à la recherche de l'incarnation de son amour d'adolescent. On ignore s'il l'a retrouvée, mais la petite Bédouine est devenue l'héroïne de L'Histoire d'amour de la rose de Sable, qu'il ne devait publier que vingt-cinq ans après l'avoir écrite.
La solitude de Montherlant, c'est plus loin qu'il faut peut-être en chercher la raison secrète:"Je suis né en tuant ma mère", dit-il. En effet, Mme de Montherlant faillit mourir en le mettant au monde et dut, à partir de ce moment - elle avait alors vingt ans,- vivre en recluse allongée sur une chaise longue. Tout son amour pour la vie elle le reporta sur son fils, quifut élevé un peu comme dans une couveuse.
M. de Montherlant, d'origine catalane, était, lui, plus amateur de chevaux et d'objets d'art que père affectueux. Il n'y eut jamais entre eux la moindre intimité. Sa grand mère maternelle, de vieille souche bretonne, eut beaucoup d'influence sur la jeunesse d'Henry de Montherlant. Janséniste de coeur, ennemie têtue des Jésuites, elle fut pour le jeune garçon une alliée efficace. C'est de ces trois êtres que Montherlant a construit son personnage. Il a conservé le caractère taciturne et espagnol du père, la passion de la mère pour l'existence et les tendances jansénistes de la grand-mère.
Montherlant a fait de sa vie un acte passionné, un mélange de caprices d'enfant gâté. M. de Montherlant voulait que son fils aille chez les Jésuites. Mme de Montherlant y était hostile. Henry, lui, rêvait du collège Sainte-Croix, parce que deux camarades intimes devaient y entrer. Il se rétablissait à ce moment d'une appendicite et déclara froidement: "Si je n'entre pas à Sainte-Croix, je ne guérirai pas." Le soir, en secret, il détachait les agrafes de sa plaie qui évidemment, tardait à se cicatriser.Et M. de Montherlant céda. A Sainte-Croix, Montherlant vit la grande aventure de sa vie. C'est là aussi qu'il écrit sa première tragédie. Elle est presque achevée en 1913 - il a alors dix-sept ans,- quand il est renvoyé de l'école. Cette tragédie, c'est La ville dont le prince est un enfant. Il ne la publiera sous ce titre poétique, emprunté à l'Ecclésiaste, qu'en 1951, mais refusera de la faire jouer.
Ce qui frappe, dans l'enfance de Montherlant, c'est son air grave. En classe, il n'est pas un élève brillant. "Mon grand handicap a toujours été mon manque de mémoire", dit-il aujourd'hui. En classe, il est constamment septième ou huitième. Il n'accède pas aux places d'honneur, mais, tenace, se maintient dans la "bonne moyenne". A dix ans, il commence à écrire. Il se lève en secret, le matin, s'installe à son bureau d'enfant et couvre des pages de son écriture précocement adulte. Il rêve d'édition, relie lui-même ses oeuvres, les orne de frontispices et rédige des préfaces. Ces manies, il les a gardées. Il adore encore aujourd'hui les éditions rares et variées de ses oeuvres et ne manque pas d'accompagner chacune d'elles de préfaces, d'avant-propos, de notes d'auteur. Il a peur que sa pensée soit mal interprétée: il explique.
La phrase-clé de sa vie, il l'a lue, enfant, dans Quo Vadis. C'est l'étincelle qui a éclairé les deux thèmes principaux de sa vie et de son oeuvre: "...Le lendemain du festin où Pétrone avait discuté avec Lucain, Néron, Sénèque, la question de savoir si la femme a une âme..."
Le livre de Sinkiewicz révéla à Montherlant la grandeur tragique de l'antiquité romaine décadente et les bestiaires. "La question de savoir si la femme a une âme" frappa l'enfant élevé par des femmes. Elle devait rester le leitmotiv de sa vie de célibataire endurci et d'écrivain. En 1936, la publication de la série des Jeunes filles apporta une réponse négative aux femmes. Par un goût du paradoxe, celles-ci firent un extraordinaire succès de scandale au livre et à ceux qui suivirent.
A quatorze ans, il découvre l'Espagne et les courses de taureaux. C'est l'enthousiasme:"Enfin, les jeux du cirque", écrit-il à un ami. Désormais, il passe toutes ses vacances en Espagne. L'arène, c'est la spectacle grandiose, c'est l'honneur de l'homme lavé dans le sang. Il veut à tout prix affronter la bête. Il court les "ganaderias", combat des vachettes, s'entraîne avec les matadors. Rentré à Paris, il écrit au directeur des abattoirs de la Villette pour qu'on l'autorise à s'exercer à la mise à mort sur des boeufs. Naturellement on ne lui répond pas. Il se rue alors dans les manuels de tauromachie, ce qui est tout de même moins dangereux. A quinze ans, il participe pourtant à d'authentiques courses dans la région de Grenade. Cette passion tauromachique durera plus de quinze ans et manquera de se terminer tragiquement. C'était en décembre 1925; il revenait de Madrid à Paris par le train. Au passage à Albacète, il aperçoit par la portière la grenaderia de don Antonio Flores, qu'il connaît un peu. Il ne sait pas résister, saute du train dans le crépuscule et part seul dans la campagne. Quand il arrive à l'élevage, il fait presque nuit. Les taureaux sont là, mais il na pas de "capa". Il ôte sont manteau, "cite du pied et de la voix", isole une bête et commence à la "travailler". Quelques passes avec le manteau et, soudain, le taureau furieux fonce sur lui, l'encorne et le piétine. Montherlant ne sait pas comment il a pu se dégager et trouver un camion pour le ramener en ville. Montherlant oscilla entre la vie et la mort pendant des semaines. Il ne garde de l'aventure qu'une cicatrice dans le dos et le regret de ne pas avoir été un vrai matador.
Le "cas Montherlant", c'est celui d'un homme qui a voulu "être tout" dans une époque où tout le monde choisit. Les influences contraires se conjuguent chez lui dans une attitude, dans un refus perpétuel qu'on appelle de la "pose". Si "pose" il y a, elle n'est pas entièrement volontaire."Et si ce n'était que de la "pudeur ?" écrivit un jour un critique. Sans doute approche t-on ici la vérité. Les célibataires endurcis referme leur vie sur leur secret: c'est bien là une forme de pudeur. Comme ses pièces, sa vie touche au tragique. Les statues qu'il aligne dans la pièce où il reçoit ses visiteurs le défendent contre l'inconnu, comme celles qu'il aperçoit de sa fenêtre dans les salles des Antiques du Louvre. Les statues le défendent aussi contre la solitude. Le tragique de Montherlant est là. Et on pense à M. de Coantré, ce personnage de son roman Les Célibataires hurlant sur son lit de mort: "Madame Mélanie, restez! Je ne veux pas mourir seul!". Montherlant ne morra pas seul, le musée de sa vie l'assistera dans le grand voyage. Il a déjà choisi par testament trois objets pour l'accompagner dans la tombe: un masque visière qui fut celui d'un général romain, une statue d'Eros funèbre, et une tête antique de taureau en bronze. L'écrivain Faure-Biguet, qui fut son camarade d'enfance et sans doute l'homme qui l'a le mieux connu, a dit qu'il était un faux solitaire. La mort de Montherlant expliquera peut être sa vie.
Cet article comme pratiquement tous les autres, n'est pas revendiqué par un signataire, mais connaissant la prudence et l'habitude de Montherlant, il est probable qu'il ait lui même fait parvenir ce texte au comité de rédaction, au moment où la "promotion" de sa pièce "La Reine Morte" était de la première importance. Dans cette même revue, est annoncée la mort de Matisse sous la rubrique "Aux Cimaises de la gloire" en l'associant à Cézanne et Van Gogh.