[Les notes en violet sont des remarques de Montherlant]
Thoissey 9 septembre 1927
Vauvenargues ; Lenéru
Certes oui, Monsieur, vous m’ennuyez beaucoup ! C’est que je suis très paresseuse. Mais travail pour travail – puisque en ce triste monde il faut bien travailler – celui-ci m’enchante entre tous les autres, et je voudrais bien qu’ils me fussent tous aussi agréables. Je vais m’y mettre avec entrain.
J’ai quelque légère inquiétude au sujet de la citation de Vauvenargues que je vous ai suggérée. J’ai dit en effet les êtres et vous avez employé cette phrase, je crois, dans un sens qui n’était pas tout à fait celui de Vauvenargues. Ce n’est pas les êtres, mais les hommes ; je trouve ceci dans Marie Lenéru, où je l’ai pris : L’homme est né pour attirer tout à soi, pour inspirer et éprouver les sympathies. La solitude est inférieure : un soldat, à faire campagne, ne préfère pas être de faction. Il est plus intelligent d’aimer mieux un homme qu’un arbre. (Marie Lenéru) Et à la suite : « Les hommes qui sont l’unique fin de mes actions et l’objet de toute ma vie. Mes plaisirs, mes chagrins, mes passions, mes affaires, tout roule sur eux. Si j’existais seul sur la terre, sa possession entière serait peu pour moi. Je n’aurais plus ni soins, ni plaisirs, ni désir ; la fortune et la gloire même ne seraient pour moi que des noms ; car il ne faut pas s’y méprendre, nous ne jouissons que des hommes, le reste n’est rien ». Vauvenargues discours préliminaire à l’étude de l’esprit humain. – Plus loin, je retrouve tout au long la même citation, précédée de ceci : je ne ferai rien pour que ceci soit publié, mais je veux que ce soit publiable. J’avoue cyniquement que j’ai besoin des autres parce qu’au fond il n’y a qu’eux, et qu’il n’y a qu’une consolation, non pas leur plainte, mais leur amour, leur admiration, leur émotion, leur jalousie, ce qu’on peut leur arracher de plus fort. (M.L.)
Vous voyez que M. Lenéru et Vauvenargues parlent plutôt d’un besoin des hommes tout intellectuel, qui n’est pas le vôtre, je vous dis cela parce-que je ne voudrais pas, en substituant étourdiment être à hommes, vous avoir induit en erreur.* mais qui vérifiera ?
Que de choses je trouve dans ce journal, que d’étonnantes rencontres avec votre propre pensée. Je ne sais si vous l’avez lu, permettez-moi de vous citer ceci : Il faut prendre garde, il y a chez nous trop d’ascétisme réflexe, trop de mortifiés sans le savoir. Nous gardons les dégoûts du christianisme, mais nous en avons aboli les soifs… Soyez des âmes de désir » disait, au moins Sainte Thérèse ! Toute aridité complète nous choque, et nous croyons avoir gagné quelque chose quand nous nous sommes fait un dégoût, sous peine d’impuissance le non-appétit doit être une satiété(1). !
Je trouve dans la marge écrit de ma main : refl. Inspirée par Vauvenargues. Je ne me souviens plus.
« J’ai toujours aimé la violence et l’orgueil est une de l’esthétique … »
« Le mouvement est ce qui ressemble le plus à la joie »
Et tant de préférences passionnées données à la vie sur la littérature, et tant de fois son dédain exprimé pour ceux qui s’abîment l’échine à écrire par nécessité, pendant qu'ils pourraient faire autre chose. « Respirer, voir, entendre, et surtout ne rien faire » - Pardon de toutes ces citations, mais j’ai toujours été frappée de cette parenté entre vous et cette femme admirable, et pense qu’elle vous eût beaucoup aimé ;
Croyez à mes sentiments les meilleurs.
Sandelion
(1) « Un remord vaut mieux qu’un regret, au moins il y a de l’acquis derrière » / Month.