Le silence est souvent conservé dans les familles sur les faits de souffrance des ancêtres. Quel Français peut se plaindre de son sort, ou plutôt du sort de ses aïeux quand tant furent concernés par cette Grande Guerre, la "der des ders"?.
J'ai toujours eu ce sentiment dans mon enfance, visiter les grands oncles avec leurs blessures, ne pas parler des visages sur les photos jaunies encadrées dans la chambre d'une grand-mère. La tristesse quand on évoquait le courage du jeune agriculteur savoyard, l'ainé qui devait reprendre la petite ferme seul bien familial. Puis nos parents avaient connu la guerre, une nouvelle avec ces comportements de lâcheté, de délation, tout le monde voulait tourner la page, construire la paix, ne pas ternir l'espoir de la jeunesse avec des revanches dépassées.
Je n'ai pas vraiment connu mes grand-pères, leur jeunesse les avait usés prématurément, les gaz, les suites de dysenterie ou paludisme les ont fait nous quitter quand j'avais deux et trois ans. Je n'ai connu que des grand-mères habillées de noir.
Finalement on m'a transmis les carnets d'un grand-oncle, les correspondances d'un ami de cousin et j'ai eu la curiosité d'établir le circuit militaire de mon grand-père, chercher la signification de ces médailles oubliées dans un carton, comprendre finalement ce qui m'attirait dans le son d'une trompette. Coté paternel ou maternel dans ma généalogie on tombe systématiquement sur ces années de grande guerre, mais j'en témoigne elle ne s'est pas arrêtée le 11 novembre 1918.
Le grand oncle Joachim.
Fils ainé d'une fratrie de 11 enfants, soutien de famille après la mort de son père il est appelé sous les drapeaux à Chambéry dans les chasseurs alpins.
Son régiment rejoint le front dans la première contre-offensive suite au reflux de notre avancée des premiers jours en Alsace prise en tenaille par les forces allemandes. Avec beaucoup de ses camarades il tombe dans les bois au col de la Chipotte le 1 septembre 1914. Ma grand-tante ira sur les lieux mêmes reconnaître 3 croix dans un chemin noté sur une carte, mais les exhumations et transferts dans les nécropoles en 1919 ont perdu sa trace. Lors d'une visite des lieux en 2005 j'ai constaté que nombre d'exhumés étaient regroupés dans l'anonymat.
Le grand-oncle Bébert.
Marié après guerre avec une sœur de Joachim, il était de profession chauffeur de conduite intérieure, en fait Taxi. Souffreteux et toujours contestataire, grincheux c'est l'oncle qui fut le seul à me parler dans nos visites dominicales. Il me montrait quelques livres, après son décès sa veuve m'a donné ce qu'il avait mis de coté pour moi: des carnets, un petit dictionnaire de rimes usé, un dictionnaire franco-russe, et un lot de volumes "Voyage du jeune Anacharsis" de l'abbé Barthélémy, son trésor. C'est ainsi que j'ai appris que s'il n'avait pas "fait la guerre" car trop âgé il avait tout de même participé et conduit des troupes lors de la bataille de la Marne. Mais surtout ces carnets furent remplis d'une belle écriture par des histoires de révoltés contre la guerre, de poèmes inspirés d'Hugo ou de Jaurès. Les refus de publication de certains éditeurs devant l'audace du récit faisaient partie de son ressentiment, ils étaient tant à avoir raconté leurs épreuves.
Chasseur d'Afrique.
Des trois fils d'un propriétaire d'une grande boulangerie de Versailles, mon grand-père, le plus jeune, rêvant probablement d'aventure africaine, s'engageait le 3 Août 1911 pour 4 ans dans les Chasseurs d'Afrique. Il pu joindre ainsi ses deux passions: le cheval et la musique, il fut Trompette au 4eme Chass'd'af. Ce régiment, basé en Tunisie du 3 Août 1912 au 1er Août 1914 participa à certaines missions de maintien de l'ordre dans les territoires coloniaux, dont une expédition sévère en renfort en Algérie du 4 au 9 août 1914.
Ses armes sont bien connues: le sabre, la lance, au mieux la carabine. La tactique: la charge, sabre au clair, au son du clairon, derrière son porte drapeau!
Bien qu'éloignés du champ de bataille sur la frontière allemande en août 1914, les régiments africains furent transférés au 10 Août par bateaux d'Alger à Cette puis en train de Marseille à Chaumont. Premier engagement pour desserrer l'étreinte sur la Ière armée française d'Alsace, et dernière et seule charge sur ce front le 19 Août, car des cavaliers face à des casques à pointes munis de mitrailleuses embusqués en lisière de forêt! Pourtant c'est bien ainsi que le journaliste Hansi rapporte par traduction d'une revue germanique l'épisode à Heyviller du retour du quart de l'effectif des escadrons du colonel Bardi de Fourtou ayant échappé aux balles et que le chef allemand surpris et admiratif laissa échapper. Regroupement des escadrons et des rescapés, puis répartition par équipe de cinq comme éclaireurs et messagers du 23 Aout au 28 septembre sous les ordres du Colonel De Bruyer en soutien au 44e DI du Commandant Barbot à La Chipotte, il n'était plus question de charges, les cavaliers sur leurs petits chevaux discrets, rapides ont changé de missions. Partis de Thaon-les-Vosges pour l'Artois, les escadrons combattent dans la course à la mer du 1 au 6 octobre autour d'Arras puis du 8 au 31 à Armentières. Le cavalier de Saumur, le Lieutenant Colonel Gudin de Vallerin blessé à Ypres en Belgique où se trouve le 4eme Chasseur dans la brigade formée avec le 1er Chasseur d'Afrique est remplacé par Bardi de Fourtou.
L'épopée d'Artois se termine d'abord au sein de la cavalerie du 33eme Corps d'Armée commandé par le Général Pétain sous les ordres du Général Barbot de la 77° Division d'Infanterie par la prise de Carency le 9 mai 1915 et la fixation dans les tranchées jusqu'au 17 septembre et le 15 octobre l'affectation du Général Sarrail à l'Armée d'Orient.
Le régiment du lieutenant Colonel Bardi de Fourtou transporté par chemin de fer d'Anver à Marseille embarque le 7 novembre 1915 sur 4 paquebots qui font la navette jusqu'à la Macédoine au port de Salonique.
L'Armée d'Orient fut placée le sous les ordres du Général Guillaumat jusqu'à son rappel par Clemenceau le 18 juin 1918 pour la défense de Paris et son remplacement par Franchet d'Esperey.
De 1915 à 1918 les cavaliers assuraient les missions d'avant-garde et de communication auprès des différentes divisions. En septembre, Français et Serbes lancent l'offensive dont la Brigade de Cavalerie d’Afrique du Nord du Général Philippe Jouinot-Gambetta franchit les positions bulgares entre Nivak et Delebal. Le neveu de Léon Gambetta reçoit alors l’ordre de foncer sur Uskub. Les cavaliers français se lancent alors dans une charge qui culbute les fuyards bulgares jusqu’à Uskub. Le 29 septembre ce fut la charge héroïque qui décida de la victoire et entraîna la reddition de la Bulgarie. Dans ses lettres à son épouse Raymond Escholier prévoit la suite: la poursuite vers Vienne, la capitulation de l'Autriche, l'isolement de l'Allemagne et l'arrivée sur Berlin, mais le 11 Novembre l'Allemagne interrompait l'invasion par la signature de l'armistice.
Le 9 janvier 1919 le régiment est déplacé en train vers Odessa.
L'escadron le 10 Août défile à Sofia pour la revue de Franchet d'Esperey puis rejoint son cantonnement en Tunisie le 12 septembre 1919 après 4 ans de service en Orient.
Le retour à la vie civile en 1920 fut difficile, les suites de dysenterie, les souvenirs des épreuves ont hanté les 30 années qu'il lui restait à vivre. Marié dans l'année, ma mère fut sa première fille née au début de l'an 1921.
(La ville d'Uskub pour les Français de 1920, c'est Skopje de nos jours).
Les lettres au cousin.
Mort jeune lui aussi, éloigné dans la généalogie car mari d'une sœur de grand-oncle par alliance ... ce "cousin" avait conservé les cartes postales, les lettres de soldat de son copain d'enfance, puis les albums photos remis pas la mère de son ami, les boites ont été soigneusement mises au grenier, puis transmises de loin en loin, jusqu'au dernier inventaire lors du décès de ma mère.
Environ 1500 cartes adressées à ses parents pendant ses études avec celles de ses correspondants pour remplir les albums qu'il appréciait, des études brillantes terminées à l’École Normale Supérieure, puis les lettres du soldat Adjudant lors de l'engagement dès Aout 1914. Une belle écriture, des longues lettres décrivant la difficulté des déplacements, la souffrance de ses compagnons, la description de la vie dans les tranchées, la bravoure dans les attaques, la tristesse avec les absences aux appels, le peu de réclamations de nourriture ou de vêtements malgré le besoin ressenti, mais sûrement limitées par la connaissance de la pauvreté des parents, les encouragements au moral en vue avec une victoire possible ou l'approche d'un repli sur l'arrière ou simplement l'espoir d'une permission. Puis la triste et affreuse lettre du ministère, celle dont l'enveloppe est la plus fatiguée, les plis du papier usés au point d'être en partie coupés, un imprimé jauni, grisé, taché pour avoir été lu souvent, manipulé et sali, taché, peut-être imprégné de larmes, la lettre annonçant la mort au front, le rapatriement prochain du corps pour sa remise à la famille. Un remerciement pour le sacrifice, mais d'un ton sec et administratif, chaleureusement règlementaire.
J'ai toujours beaucoup d'émotion en parcourant ces lettres, et suis bien incapable de les retranscrire, tant je les assimile à des lettres familiales, peut-être l'amitié s'étant associée à l'amour dans cette chaine de la mémoire, le sentiment est-il plus profond.
Pour en savoir plus , sur la campagne d'Orient voir ce blog , on pourra lire ces livres: Capitaine Conan, Correspondances de Escholier , Les Balkans (Max Schiavon 2017), Guerre d'Orient (Le Naour 2014)