Quelques pages de la chemise "Mes modèles" préparées pour Allo Paris, certaines sur son papier Rives BFK à entête Quai d'Auteuil 178 Paris XVI Auteuil 72-14 (son adresse quelques mois fin des années 20), d'autres manuscrites au dos de papier à entête de son amie Elisabeth Janstein 4, Boul Exelmans datée décembre 1933.
Précédentes dans ces articles.
Emilienne.
Une grande fille élégante, une figure d'enfant étrange: Emilienne. Je la connaissais déjà; elle avait posé pour moi et j'avais gardé le souvenir d'une fille taciturne et au besoin insolente. C'est que je la connaissais mal. Cette fois elle est communicative, franche à outrance, cynique, confiante, originale. Elle est figurante au Moulin Rouge.
Encore petite elle effraie sa grand'mère qui l'élève, par son goût du fantasque, de l'imprévu, de l'aventure; je me sauvais de la maison et la pauvre vieille courait chez les voisins, inquiète: n'avez-vous pas vu ma petite fille?
A quatorze ans elle part pour de bon pour faire du théâtre; elle quitte sa grand'mère en lui emportant dix francs, va à pied au Moulin Rouge et n'ose pas entrer. Elle passe la nuit sur un banc du Boulevard Rochechouard, elle devient modèle et la voilà, à 16 ans, petite femme entretenue.
"J'ai un ami." "Depuis longtemps?" "Sept mois." "L'aimez-vous?" "Je ne sais pas, il me semble. Je me méfie de moi-même; c'est trop souvent que j'ai cru que c'était le coup de foudre et huit jours plus tard c'était pour un autre. Enfin, si je réfléchis, je crois que celà ne me ferait pas grand chose de ne pas le voir pour un mois. Je l'aime bien pourtant. C'est drôle: lorsque une camarade le trouve bien, je l'aime, je l'adore; mais si on le trouve moche, je ne peux plus le sentir..." (Peut-on être plus franche et plus femme?) "Au fond je l'aime bien"-réflexion-"mais il me fiche un de ces cafards! Il est si triste, je m'ennuie avec lui à en mourir, moi qui aime rigoler, me saouler un peu... lui il déteste tout ça. Et il est jaloux! oh lala... j'étais habituée à voir mes amis quand je le voulais: avec lui c'est comme s'il était légitime, c'est pas drôle, ah non... D'un coté je ne veux pas rester femme entretenue, mais je ne veux pas me marier non plus; moi je suis fille d'ouvriers et lui il est riche, fils d'industriel; mais je déteste ce monde, je ne veux pas y entrer, j'aime mon milieu, mes camarades, mon monde. Lui il n'aime pas mes petites amies: il ne peut pas sentir Aline, vous connaissez, il lui trouve mauvais genre et patati, patata; elle aussi, d'ailleurs, elle le déteste. L'autre jour elle ne l'a pas salué, alors il était vexé, mais vexé! Il ne comprend rien aux femmes; ainsi il me dit souvent: as-tu besoin d'argent? Alors je dis non, même si j'en ai très besoin. Je le prendrais volontiers s'il me le donnait sans me demander... Par exemple lorsque j'étais malade..." "De quoi, Emilienne?" "Les dernières fausses couches... j'ai fais ça la nuit et je ne pouvais pas bouger jusqu'à 8 heures lorsque mon père est parti pour le travail; mais ça n'allait pas et on a dû m'emmener à l'hôpital..." "Et on ne vous a pas posé de questions là-bas?" "Oh non, ils n'ont pas le droit, ils ne m'ont rien demandé, d'ailleurs je n'aurais rien dit - un silence - à mon ami aussi je n'ai rien dit." "Mais pourquoi?" "Parce que cela me gêne de lui raconter ces choses..."
"Et que voudriez-vous, Emilienne, si vous pouviez demander quelque chose au sort?" "Trois mille francs par mois."
ML
Cet article est le 3eme paru dans la revue avec deux illustrations datées 1931.
MES MODELES par Mariette Lydis
A n t o n i a
-Voulez-vous poser pour moi?
C'est à une femme pas jeune, pas jolie que je pose cette question; ce doit être parce qu'elle n'a pas du tout l'air d'un modèle. Elle ouvre des yeux étonnés, secoue la tête et me fait signe de la main que je la suive. "Je n'entends pas bien", explique-t-elle à présent que nous sommes seules et elle ajoute: "Voulez-vous que je pose nue?" "Oui, pourquoi pas?" "C'est que mes seins ne sont pas bien." "Cela ne fait rien", je la console, "Venez quand même."
La voilà: sans intelligence, opaque, tragique, elle n'a certainement jamais été jolie, bête docile et sans malice, infiniment émouvante, comme une vache aux beaux yeux aqueux, vides et pourtant expressifs. Elle est là, dans une attitude de fatigue, comme l'émigrante à la gare, comme la malade dans le cabinet du gynécologue. Elle est là, enfermée dans sa surdité, douce et patiente, prête à recevoir des coups sans rechigner.
"Changeons de pose; voulez-vous vous déshabiller?" Elle secoue la tête, elle n'a pas compris. Je fais le geste: déshabiller. Alors elle regarde, secoue la tête encore et dit: "non. "Et pourquoi pas?" "Parce que je suis sale; il faisait froid chez moi..."
Elle est quand même revenue, elle s'est déshabillée, pauvre femme flétrie, sans beauté. Et pourtant là, de dos, ses bras serrés contre sa pauvre poitrine, le profil émergeant de son épaule, elle prend un aspect émouvant et presque beau, tellement elle paraît étrangère à sa pauvre chair qui lui est attachée comme une ennemie et dont elle à l'air de s'évader en son éternel rêve de sourde...
Basia
Basia, jeune femme longue et souple, rieuse et très prête aux larmes, toute d'aujourd'hui en franchise - abandon - clarté.
Elle inonde la chambre dans laquelle elle entre d'un rayonnement ingénu, d'une tendresse tremblante et de ses douces folies féminines:
[les nouvelles robes de chez Schiaparelli, un geste, un abandon ou l'ombre d'un silence de Robert.]
La maison de Basia donne sur un vieux jardin. C'est une maison adorable une de ces rares maisons où je me sens à mon aise. Et ce n'est pas à cause des deux Mariette Lydis accrochés au mur.
C'est que j'aime l'atmosphère de ces pièces: la cage ronde habitée par une rangée de tout petits oiseaux frileux qui meurent constamment sans qu'on puisse les pleurer, un aquarium plein de gros poissons chinois et ventrus et un écran de papillons de toutes tailles et multicolores. Voici le fond sur lequel se détache Basia. Un airedale et un chat vaguement persan complètent l'ameublement.
Basia a deux enfants, qu'elle a fait toute seule et que l'on lui reproche. Son apparence de jeune éphèbe aux seins irréprochables est toute neuve, neuve elle est aussi dans ce qu'elle dit, ce qu'elle fait, sans arrangement, sans artifice. Elle sait bien écouter, avec de grands yeux candides. Elle est prête à l'émotion - toujours. Même habillée, elle est toujours nue, d'une nudité d'animal, ingénument sans affectation. Elle pose de grands pieds aux orteils bien séparés sur un tapis gris clair. Elle est faite d'élans, d'enthousiasmes, d'un bel égoïsme dans le sans grec du mot: ELLE - ce qu'elle aime et peu d'autre chose.
Voilà Basia.
"A quelle heure dînera t-on ce soir, Basia?" "Pour être là-bas à l'heure il faut que vous veniez à 8 heures 15" "Bon on y sera."
Cette note manuscrite n'est probablement pas destinée à être publiée dans la série des "modèles", par contre son écriture a t-elle été inspirée lors de ses souvenirs sur Basia? Elle rejoint aussi la préparation de sa participation à l’œuvre des Petits Lits Blancs.
On y est, mais à quel prix! Quelle bousculade!... On y est mais les maîtres de la maison n'y sont pas. Où sont-ils? Dans leur bain.
Puisque la maison est toujours ouverte nous entrons sans que personne nous aperçoive sauf Punch, qui vient pour bien agiter sa petite queue d'Irish Terrier. Nous voilà dans le living-room. Je n'ai quitté ni mon vêtement du soir tout neuf en velours noir, ni mes gants sur lesquels sont posés des bracelets (donc il faudrait retirer ceux-ci avant de pouvoir se débarrasser de celui-là) et il faisait si froid et je veux me reposer, j'ai beaucoup travaillé toute la journée et je me suis beaucoup pressé, nous fumons sans impatience. Nous sommes là [depuis] 10 minutes lorsque Basia apparaît d'un grand bond avec sur ses bras Bettina le bébé. Elle est en peignoir de bain, mouillée encore, elle m'embrasse et dépose Bettina sur moi, tandis qu'elle même disparaît. Voilà Bettina sur mes genoux, sur mon nouveau manteau plutôt, et je n'ai pas de mains, mais des longs gants noirs et en plus une cigarette. Bettina n'objecte pas et nous engageons une conversation agréable , qui la fait sourire de ses grands yeux noirs, ombragés de cils tout noirs également. Me voici à bout d'arguments, je réfléchis où déposer Bettina.
- Nous voici à table. - Nous voici partis.
Malgré notre voiture bien fermée, je gèle. - On arrive devant chez Lelong (*1) - tiens, il n'y a pas beaucoup de voitures - je monte dans les salons, une vingtaine de personnes attendent. Qui attendent-ils? Les uns les autres: les uns sont des dames en petit ou grand tralala, des jeunes et vieux messieurs en habit! Les autres sont des petites filles sans beauté, la plupart pour le bénéfice d'une œuvre desquelles a été organisée la soirée.
On attend Colette - elle est déjà 3/4 heures en retard - Mais qu'est-ce que ça peut bien faire? Le temps passe si agréablement à ne rien dire ou ce qui ressemble à rien. D'ailleurs voici Colette sa tête e... plus, voyant de loin que la dernière fois que je la vois sont nez futé, ses yeux bridés cachés sous l'ombre de la chevelure que l'on devine si intelligents. On prend ces places, où ... , on s'installe, on regarde: suis-je bien? Connaissons nous les autres? Voici Madame Lelong, la princesse Natalie Paley (*2) qui entre, non, qui fait son entrée. Tout le monde est placé lorsque, longue mince et précieuse elle traverse la pièce, une femme tra...- et quelle femme! Un chef d’œuvre de réflexion et de goût, mais croire que cette longue robe de velours noir, très moulante à manches longues endrai une chose bien vivante, non je ne peux pas le croire - je voudrais le voir pour croire. Je voudrais la voir s'arranger cette longue femme à la mine fatiguée, très blanche, très slave, mais emphatique. (*3) [quelques mots illisibles par frottement de la mine de plomb]
Lorsqu'on est Princesse il faudrait étonner par son naturel et non par son mystère. Qui es-tu ô femme? est démodé. Natalie Paley est un précieux écrin, contient-il quelque chose? N'essayez pas de savoir il suffit de voir: de voir ses mains fines, ses fins pieds divinement chaussés (son manteau de zibeline ou est-ce du vison? si souple, est d'un mordoré pâle) qui pend négligemment d'une épaule lorsqu'elle traversa nonchalamment la pièce. La voilà à présent qui pend un peu sur sa chaise enveloppée comme d'un bain tiède de son royal manteau. La figure est blanche; mais quel dommage: there is something about her mouth quelque chose de foncé où on s'attarde pour en découvrir la raison: je voudrais connaître son destin, sa vie interne que je désire inouïe. Inouïe comment? A cela je ne sais pas.
Quittons la. Voilà Colette qui est arrivée, qui s'assied, qui d'une voix grave et entêtée commence à parler.Elle ne sait pas le premier mot de ce qu'elle va dire et c'est étincelant. D'intelligence de rapidité de paix avec sa tête, formuler les mots et, immédiatement se mettre dans les têtes de son auditoire pour corriger, elle-même ce que les autres auraient pu trouver à rectifier ou à ironiser, surtout en ce qui concerne son âge. Si Colette ne souffrait pas d'être vieille(*4), comme tout s'éclairerait autour d'elle! Pourquoi s'en excuse-t-elle comme d'une tare, comme d'un avilissement ce qui en réalité est un élément d'émotion, d'une tendresse, qui éveille tous nos instincts de protection, de chevalerie. Pourquoi ne pas en user, en abuser Colette? En parler gaiement, faire bon accueil, bon ménage avec son âge est le seul moyen pour que les autres l'oublient, l'excusent, j'ai beaucoup à dire sur la technique de vieillir sans en être incommodé, sur sa thérapie.
*1/ Probablement les salons du couturier Lucien Lelong, d'après la suite, futur employeur de Dior et Balmain il créé aussi sa ligne de parfums et même en 1941 un dénommé "Elle.elle", lisait-il les pensées de Mariette Lydis?
*2/ La princesse Catherine Paley - ( Natalia Pavlovna ) fille du grand Duc Paul officiait comme mannequin elle a épousé Lucien Lelong. En 1930 elle tourne avec Cocteau, lors de voyage à Milan elle fréquente les Visconti, en 1933 elle tourne pour Marcel l'Herbier dans l’Épervier.
*3/ Le terme "emphatique" d'origine germanique a probablement une signification d'introspection plus fort dans l'esprit de Mariette, habituée à l'analyse du cœur par l'étude artistique.
*4/ En 1933 Colette avait 60 ans elle est décédée en 1954 à 81 ans, Mariette 46 mais en paraissait toujours 30, elle a toujours gardé son goût pour les vêtements, comme en témoignent ses malles répertoriées pour ses divers déménagements. Ses 80 ans à Buenos Aires furent une grande réussite, elle décéda en avril 1970 à 83 ans.