Une note dactylographiée de Mariette, avec des corrections et ne se trouve pas dans un état définitif.
Ces réflexions sont habituelles dans les commentaires lors de ses conférences ou divers écrits. Mariette Lydis a publié une première série de dessins dans Criminelles en 1928 avec un texte de présentation de Mac Orlan d'après des études à Sainte Anne. Souvent ses expositions contenaient des gravures, ou peintures de personnages perturbés. Sa soeur Edith s'est suicidée en 1921 à Florence, son frère était interné, et en 1937 à l'exposition Colnaghi de New York ses folles ont fait l'objet d'une présentation par Marie Bonaparte. Ici sa description d'un asile (Asyle) en Argentine où elle s'était installée en 1940.
L'ASYLE
Une sonnette d'hôpital où de couvent tinte, la garde malade ouvre la porte et regarde avec précaution, avec curiosité le nouvel arrivé. A peine entré dans cette cour plantée de rares arbres chétifs de quelques buissons poussiéreux on est dans un autre monde, terrible et pitoyable. On se sent captif, fasciné, écoeuré, plein de pitié, de peur, de dégoût. C'est cela la fascination de l'asile d'aliénés mélangé de beaucoup d'autres sensations. On est saisi au nez par des odeurs putrides, fades et fortes identiques dans les manicomios du monde entier. La même odeur nauséabonde partout, mais la quantité de mouches varie. Leur présence est invariable. Immédiatement apparaissent des femmes, grandes, petites, surtout vieilles, toutes décoiffées, la majorité d'une pâleur terreuse dans laquelle brûlent ou meurent des yeux.
J'avance avec une sensation de peur, mélange de compassion et de discrétion que les asyles éparpillés de par le monde où j'ai travaillé n'ont pas pu diminuer. La petit asyle près d'Athènes et celui au Maroc à Fez,(*1) où les fous sont attachés à des carcans à l'aide de grosses chaînes au plafond comme du bétail, une très ancienne institution à laquelle on ne peut rien changer parce que pour les arabes le fou est sacré. Jamais d'ailleurs je n'ai pu comprendre pourquoi cette vénération se manifeste d'une si singulière façon.
Des femmes passent, affairées comme celles de dehors, à quelque mystérieuse affaire. Le blanc sale des vêtements domine comme couleur. Ce qui frappe le plus c'est cette singulière différence d'attitudes, abandonnées. De l'autre coté du mur les humains s'efforcent par leur tenue, leur vêtement, leur mouvement de ne pas se singulariser. Ici tout est permis, la plus vaste fantaisie règne. Voici une dame avec sa petite valise. Toujours pressée, elle ne part jamais. Elle ne partira jamais que pour le grand voyage où une valise n'est plus de rigueur.Personne ne s'étonne de cette voyageuse. En somme si nous regardons bien en quoi consistent nos déplacements à nous? La voyageuse se croise avec une autre qui court, qui va et vient sur 20 mètres, en gesticulant en parlant fort, sans cesse, sans relâche. Le son de sa voix a le timbre d'une bouche appliquée à un arrosoir, d'une resonnance métallique et creuse. Elles passent, elles repassent sans cesse, beaucoup d'entre elles nu pieds et en haillons d'une allure moyenâgeuse. Elles se croisent, le regard absent. Mais voici, grande et mince avec des lunettes sur sa noble figure, une soeur de charité. Superbe, juste, impassible, pure et sans émotion, sans passion, elle représente l'ambassadrice du bon Dieu. Chaque fois que je lui tends la main et qu'elle la serre, je me sens un peu honorée. La puanteur fade dans la salle immense du grand réfectoire semble la gare pour le chemin de fer de l'enfer. Elle est remplie en ce moment de femmes inimaginables, déguenillées, hagardes, perdues, tordues, penchées de tous cotés, asymétriques, désordonnées? A coté, dans la vaste cour on respire mieux. Voici la mince et brune aux cheveux bouclés. Les malades qui ont conservé les restes de leur permanente ont l'air un peu moins folles que celles dont les mèches décoiffées tombent sur leurs yeux, leurs épaules. Cette mince et brune, j'ai fait son portrait quoi qu'elle est peu typique de ce que l'on s'imagine d'une folle. Il n'y a que ses yeux brûlants et son sourire un peu figé, un peu artificiel. A part les yeux brûlants et très brillants elle a dans sa mince figure un très long nez, une bouche fine, un peu méchante, elle a en plus d'être folle, la tuberculose. Comme si ce ne suffisait pas qu'une personne soit folle, non, elle est en plus sourde, muette, bancale, difforme. Rares sont les démentes qui n'ont aucun défaut apparent.
Anjèla est caressante et courtoise, elle s'intéresse à tout, elle est serviable, mais dès qu'une autre malade s'approche et veut attirer l'attention sur elle, une flèche de méchanceté part et transforme innenarablement son regard.
Toi on te connaît, dit-elle, l'autre soir tu m'as égratignée, mauvaise; et son regard cherche un appui dans le mien. Elle se met du coté des normaux, elle cligne de l'oeil aux bruits désobligeants, aux paroles disparates ou grossières, elle critique la tenue de celle-ci ou de l'autre. Et évidemment elle a raison, elle appartient à une autre catégorie que toutes celles assises autour de ces longues tables qui ont depuis longtemps oublié leur visage, leur apparence, leur corps et son enveloppe. Elles n'existent plus depuis longtemps, elles sont penchées de tous cotés, collées les unes sur les autres, la tête tombée en avant sur la table.
On s'étonne d'apercevoir ici cette dame qu'on croit connaître, tellement on a l'impression de l'avoir vue dans ce modeste hôtel de province ou de ville d'eau. Elle bavarde sans cesse comme à la table d'hôte, ici c'est dans le vide. Toute sa conversation agitée soulignée par beaucoup de gestes s'adresse à celle d'en face qui ne s'aperçoit de rien, regarde dans le néant, ne répond jamais. Mais aussi elle n'attend aucune réponse, il lui suffit de parler.
Il y a à cette même table deux soeurs.Il est difficile de les bien regarder, tellement elles sont terribles, hideuses, pitoyables, toutes deux atteintes de la danse de saint Guy. Elles ne peuvent pas rester tranquille une seconde, elles se dandinent, se balancent, se contractent, se détendent, rient, tirent la langue dans un mouvement perpétuel. L'une était maîtresse d'école et je me figure rapidement la joie des élèves en apprenant la nouvelle, mademoiselle est devenue folle! Elle est toute molle comme une de ces poupée en chiffons, elle se dandine comme elles, et malgré sa bonne volonté de rester un peu tranquille lorsque je la dessine, elle n'y arrive que très peu. L'autre soeur édentée, entre temps, tourne et retourne ses yeux bleus déteints qui louchent, tire la langue, semble vouloir attraper des objets invisibles qui flotteraient autour d'elle et qu'elle n'attrape jamais. Les mains couleur rose hygiénique sursautent, se crispent en arrière se replient. Oh! ces deux demoiselles et leurs mains!
Voici une nouvelle arrivée, une toute jeune, le teint boutonneux des adolescents avec des longues boucles blondes soignées, elle a un regard sain et intelligent. Elle doit être guérie ou presque, à moins qu'elle ne soit ici -pour quelques mois- par erreur ou par méchanceté. Non, elle a perdu sa mère il y a trois mois, et après cela elle a cessé d'exister, elle ne mangeait plus, ne dormait pas , elle n'avait plus de volonté de vivre. Mi nervios dit elle y la cabeza. Mais bientôt elle va sortir.
Et en voilà une autre qui est encore dans son manteau a carreau dans lequel elle a été amenée. Elle a la tête tombé en avant si complètement qu'on ne voit que les longues mèches de cheveux déteints qui cachent sa figure. Elle à une figure d'enfant, d'enfant désespéré, inerte, sans vie. On l'a posée là, elle reste. Je lui demande de lever la tête, docile, elle la lève et son regard tombe sur moi, vide, vide de tout - effrayant - ce regard ne contient rien - mes ses mains! ces blanches mains d'adolescente infirme, transparentes, diaphanes, limpides, propres et sèches. Elle joue avec une mince bande de toile. Elle la lisse, court son doigt le long de la lisière, la retourne, la replie,la roule, l'enroule autour d'un doigt, la déplie, la repasse, la pose sur une main, dessus, dessous, sur la paume - la ramasse toute, la chiffonne dans sa main, la plie en petit paquet, indéfiniment, inlassablement. L'a-t'elle trouvée par terre, ce trésor, cet intérêt unique, cette occupation concentrée? Doucement, lentement elle le tourne, ses longs doigts frôlent le bord effiloché, le plient et en fait un de ces rubans pris d'une image sainte du moyen âge. Parfois une main se repose tandis que l'autre tient le bien précieux. Rien n'est resté à cette fille que ce mince bout d'étoffe. La beauté de ces gestes me retient longuement. Une démente s'adresse à une autre, lui jette un mot, n'obtient que rarement une réponse. Souvent il y a une insulte jetée au hasard, un geste qui, rapidement se développe en bataille qui n'émeut personne. Les conversations d'ici sont un peu ce que sont les conversations mondaines. Rien ne reste, ne pénètre, c'est tout en superficie, presque entièrement et uniquement un interchange vocal. Voix caressantes ou voix mauvaises. Accoudée dans son lit en voilà une qui vocifère contre sa voisine le poing menaçant, crie, hurle, bave de fureur. Celle sur laquelle se précipite toute cette avalanche reste impassible, sans aucun geste, sans aucune réaction même visuelle.
Un coté de la grande cour est inondé d'un soleil brûlant. Sur les restes de nourritures jetées n'importe comment et des liquides suspects, grouillent les moches, se dérangent au passage, quelques unes se détachent pour se poser sur le coin de mon oeil, mes bras ou sur une bouche tuméfiée, une joue syphilitique. Cette petite fille monstrueuse en est couverte mais ne les sent pas. Elle a une figure qui me plaît, nez un peu retroussé, yeux clairs, très grosses lèvres charnues. Elle ne tient pas bien sur ses jambes frêles, mais elle est un petit animal plutôt gai. Elle ri beaucoup et sans motif avec de grandes dents saines, elle fait pipi sur place comme les chevaux. Il y a toujours une autre qui lui remplace sa mère. Où est-elle sa vraie mère qui a caché comme une honte cette pauvre chose mal venue?
Il y a cette fois ci aussi Maria del Carmen, cette figure diabolique, nez mince et retroussé, aux yeux noirs et durs, décoiffée, intelligente et éhontée, indomptable et dangereuse. Elle est la en conversation aujourd'hui. La dernière fois elle était en chemise derrière des barres de fer et de toutes ses dents trop grandes dans sa figure osseuse elle chantait des chansons napolitaines, sentimentales d'une voix forte et bien plantée à une petite lune mince comme une lame dans un ciel tropical. Elle chantait, accelerando, ne voyait rien n'écoutait rien que sa voix qui voguait dans ce bleu intense, couvrait tous les bruits, dominait la nuit bleue. Aujourd'hui elle est sociable, ironique. Elle regarde Rosita lui jette :"toi tu es belle, toi", et elle rit, un rire mauvais. Rosita, très jolie, s'amuse, moi je lève la tête, tellement son accent me frappe. No te gusta? je lui demande. No, no, es muy fea, elle répond méprisante. Moi, avec une figure comme celle-là, je ne me montrerais pas dans la rue. Tu sais, je lui dis - tout le monde ne pense pas comme toi - elle a un mari qui la trouve à son goût. ...C'est qu'il la connaît de l'autre coté répond elle, et tout le monde s'amuse.
Un peu plus tard l'infirmière veut la faire partir. Cela l'irrite beaucoup, elle crie contre l'infirmière et rapidement elle se met dans une colère noire, commence à vociférer et montrer les dents. Sa figure devient la haine, la méchanceté, l'horreur, le danger, le poison et l'assassinat personnifié. Les yeux lancent des éclairs mauvais, sa voix entraînée aux grands espaces est toute à son aise dans ce paroxysme de fureur. Sa figure pour mieux crier est penchée en avant, ses yeux lui sortent de la tête, ses dents paraissent comme celles d'un loup.Une demie heure plus tard elle est en chemise à sa fenêtre à chanter des chansons d'amour napolitaines derrière les barres en fer de son soupirail. La lune blanche dans le ciel tropical est à sa place, banreux, la guerre, les bombes, les incendies et les morts. implacable, impassible.
[Notes
/*1 Probablement le Maristan décrit ici en 1922