Ce texte est dans la collection des "notes et mémoires". Mariette Lydis a exposé aux États Unis, au Musée d'art moderne du 7 avril au 2 septembre 1936[*1], elle était partie seule, encore peu habituée à ces longs voyages maritimes entre l'Europe et l'Amérique qu'elle renouvellera ensuite vers Buenos-Aires. Elle fit en particulier la connaissance de George Macy qui, à partir de 1937 édita pour le comte Govone, puis pour ses éditions LEC des oeuvres illustrées par Mariette Lydis. Mariette exposera de nouveau à New York en 1937 à la Galerie Colnaghi.
Sur le transatlantique "NORMANDIE", retour de New York - mai 1936.
Je me mets à écrire pour vous, quoique je suis presque arrivée, comme si je ne devais vraiment jamais, jamais plus vous revoir. Mais j'ai hâte, j'ai un si grand besoin de sangloter, de crier, de me plaindre, comme s'il m'était impossible de me taire davantage. Que devrais-je raconter, des longues, des éternelles journées et des pensées désespérantes!
Jamais je n'arriverai, jamais plus je ne pourrai retourner chez moi, chez nous; je tomberai malade; on m'emmènera dans une de ces cliniques monstre, un de ces hôpitaux géants. Là on m'arrachera avant tout mes belles dents saines, c'est la mode 1936, c'est ce que font les médecins dans les cas de maladies les plus diverses. Et cela ne servira à rien et malgré tout je mourrai dans ce pays immense, inconnu, riche et terrible. Jamais je ne retrouverai le chemin de retour, jamais je ne reverrai plus les miens avec les quels je veux vivre et mourir. Comment pourrais-je raconter ces réveils, cette panique? Comment compter toutes ces journées, ou sont-ce des années? Tout cela me tourmentait, me rendait d'une sensibilité extrême, comme une obsession. Je pleurais doucement au cinéma dans l'obscurité, j'avais des pensées sauvages de haine contre les personnes qui m'ont retenu ici. A présent je suis à une journée et demie de l'Europe, et toujours encore cette panique me torture. Tout cela peut arriver encore dans une journée et demie. Lorsque N. me tourmentait journellement, heure par heure, avec la même question "Quand reviendras-tu?", je répondais tout faussement, gentille de peur qu'on pourrait m'empêcher de partir. Et je pensais "JAMAIS". Jour par jour aussi on me posait la même question: "Did you like America?", et je m'entendais répondre "I love it" while I hated it. Je ne me souviens pas avoir eu tant d'aversion, tant de mépris chronique qu'ici. J'ai été fêtée, j'ai gagné beaucoup d'argent et j'ai toujours aimé les pays qui m'ont reçue, mais ici c'est un autre monde, un monde dur, quoique tout marche comme sur des roulettes, lisse, faux, conventionnel, tout est "mervelous, divine, isn't it sweet?"
Il me semble être morte et comme par miracle je serais retournée à la vie, j'aurais pu revoir les miens et j'aurais su leur raconter ce que j'ai senti, cette immense nostalgie, la peine intense, comme mon coeur, ma vitalité se sont brisés, la joie de mon travail, tout m'a été enlevé. Mais peut-être je pourrai leur raconter mes toutes petites joies; le petit libraire juif, Kamin, de parler avec lui dans sa librairie était un des meilleurs moments de mon séjour à New York; il connaît et adore mon travail qu'il suit depuis des années. Et puis une Miss Edson, une employée du National City Bank, qui m'aidait dans mes affaires financières, car je suis d'une inutilité totale en finance. C'est elle qui faisait mes chèques, elle les faisait pour moi qui suis si incapable. Le dernier jour je lui ai apporté un dessin, et là, à son bureau, en pleine activité bancaire, émotionnée, elle a commencé à pleurer. J'étais si touchée et pleine de reconnaissance! C'était cela les évènements heureux de ma vie à New York. Par ailleurs, mieux vaut ne pas en parler.
Demain, demain? Vingt quatre heures sont passées. Je me dirige au bureau du purser, pour retirer mes bijoux. Ma clef du safe, où est-elle? Je lève les yeux et je vois un dos, haut et svelte, des cheveux argentés aux tempes. Est-ce possible?
Silencieuse, sans une parole, je cache ma figure en larmes contre une épaule.
Notes:
*1/ Monroe Wheeler, le président du Museum of Modern Art de New York, qui avait organisé cette exposition "Modern Painters and Sculptors AS ILLUSTRATORS" en a publié un catalogue qui fut plusieurs fois réédité (1936,1938,1947). Raoult, y cottoie entre autres Matisse, Picasso, Cocteau, Chagall, Klee, Kokoschka, de Segonzac et donc Mariette Lydis qui assista à l'inauguration.