(reprise page du 31/08/2012 11:01)
J'ai toujours aimé les lieux qui nous rendent plus vives des présences illustres et passées et j'en ai fréquenté avec soin un certain nombre. C'est un plaisir d'émotion toute particulière et qui a son prix. Je l'ai ressentie aux Rochers, mais j'y ai éprouvé aussi que le souvenir d'une Sévigné est plus sympathique qu'attrayant. On s'intéresse plus à elle par raison et par convenance que par tout autre sentiment. Cette espèce d'indifférence affectueuse vient sans doute de ce que sa vie et son caractère manquèrent de romanesque. L'irréprochable et charmante femme qu'elle fut inspire plus d'estime que de curiosité. On est bien aise que ses Rochers aient été un endroit agréable et commode à habiter. On en goûte une sorte de satisfaction amicale et on s'en tient là. D'ailleurs, cette place ne sert qu'au décor de sa vie. Mme de Sévigné n'est pas d'ici. Elle y vint, l'esprit tout fait et le cœur tout formé.
Quelle différence avec ce qu'on peut éprouver, à quelques lieues de là, à Combourg, quand on voit au-dessus du village qu'il domine de sa masse solide et romantique, se dresser le château où Chateaubriand vécut les années les plus troublées et les plus pathétiques de sa jeunesse! Comme aux Rochers pour Mme de Sévigné, on montre à Combourg la chambre de Chateaubriand: elle est étroite, nue, creusée dans les épaisses murailles de pierre de la haute tour féodale. C'est un nid de granit d'où pris son vol cette âme orageuse et sublime. Ce fut là qu'elle se nourrit de ses premiers rêves. Tout ce qu'on voit à Combourg garde je ne sais quoi de grave et de solennel d'avoir servi aux songes d'une telle adolescence.
L'air les pierres, les arbres sont vénérables. L'étang aux eaux plates et endormies mire encore la mélancolie de René. Les hirondelles qui coupent le vent de leurs ailes tranchantes semblent encore celles qu'il voyait s'enfuir avec l'automne. Toutes ces choses restent plus belles d'avoir été vues par des yeux qui en conservèrent une image de beauté et d'amertume. C'est d'elles que data cette vie prodigieuse qui remplit de son récit pompeux et exalté les six volumes des Mémoires d'outre tombe, ce livre toujours étonnant de grandeur, d'orgueil et de tristesse, ce livre qui n'est qu'une longue lettre que Chateaubriand décrivit directement, du haut de sa gloire, à l'adresse de la postérité.
[Alice Poirier, a publié sa thèse sur l'art chez Chateaubriand en 1930.]
Sujets et paysages - Henri de Régnier