(Reprise pages du 31/08/2012 11:00)
Henri de Régnier, Sujets et Paysages Mercure de France 1906, Les dernières lettres,
L'été nous rend momentanément une habitude que nous sommes en train de perdre, je veux dire celle d'écrire des lettres, qui sera, sans doute, dans quelques années, une coutume que nous nous souviendrons mélancoliquement avoir pratiquée jadis. Ce n'est point que dans la vie quotidienne nous ne recourions encore continuellement aux services bienveillants, mais irréguliers de la poste. En effet, nous timbrons beaucoup d'enveloppes, mais ce qu'elles contiennent n'a plus qu'un rapport bien indirect et bien lointain avec ce que doit être une lettre au sens propre et traditionnel. L'art épistolaire se perd, car il n'a presque rien de commun avec l'emploi usuel que nous faisons du papier pour convenir, par écrit, d'une rencontre ou d'un dîner. Encore ce moyen de s'entendre cède-t'il peu à peu la place à d'autres plus brefs et plus expéditifs. La Lettre se meurt; la Lettre est morte!
On m'a raconté que Cecil Rhodes, homme pratique et avisé, brûlait, de parti pris et sans même les décacheter, les nombreuses lettres qu'il recevait chaque jour. Il les dédaignait et ne retenait de sa correspondance que les télégrammes, persuadé qu'eux seuls pouvaient lui apporter quelque chose d'intéressant et mériter d'être ouverts. Il méprisait d'avance ce que pourraient bien avoir à lui dire des gens assez nigauds pour confier leurs projets à la paresseuse et ordinaire lenteur des courriers. Il prévoyait un bavardage inutile et s'évitait ainsi d'entrer en conversation avec des interlocuteurs qui ne savaient point parler net et avec une promptitude toute électrique.
Sans être des Cecil Rhodes, nous suivons involontairement son exemple et son usage. Le télégraphe et le téléphone deviennent les moyens de communications exclusifs et seront de plus en plus l'unique mode de s'entretenir à distance. A ce moment la littérature épistolaire aura vécu, et cette fin aura des conséquences peut-être regrettables.Dans quelques années le roman par lettres sera un artifice de composition anachronique et purement conventionnel. Ce genre, à qui nous devons la Nouvelle Héloïse et les Liaisons dangereuses, les Peints par eux-mêmes, de M. Paul Hervieu, ou le Songe d'une Femme, de M. Remy de Gourmont, aura fait son temps et ne sera plus du nôtre. Verrons-nous alors le roman par petits bleus oula nouvelle par cartes pneumatiques? Les grands hommes ne laisseront plus de correspondance, et quand, pour peindre un monde nouveau, nous sera né un nouveau Balzac, publiera-t-on après sa mort le recueil complet de ses messages téléphoniques ou un choix de ses meilleurs télégrammes?
*
Suite
L'été nous rend momentanément une habitude que nous sommes en train de perdre, je veux dire celle d'écrire des lettres, qui sera, sans doute, dans quelques années, une coutume que nous nous souviendrons mélancoliquement avoir pratiquée jadis. Ce n'est point que dans la vie quotidienne nous ne recourions encore continuellement aux services bienveillants, mais irréguliers de la poste. En effet, nous timbrons beaucoup d'enveloppes, mais ce qu'elles contiennent n'a plus qu'un rapport bien indirect et bien lointain avec ce que doit être une lettre au sens propre et traditionnel. L'art épistolaire se perd, car il n'a presque rien de commun avec l'emploi usuel que nous faisons du papier pour convenir, par écrit, d'une rencontre ou d'un dîner. Encore ce moyen de s'entendre cède-t'il peu à peu la place à d'autres plus brefs et plus expéditifs. La Lettre se meurt; la Lettre est morte!
On m'a raconté que Cecil Rhodes, homme pratique et avisé, brûlait, de parti pris et sans même les décacheter, les nombreuses lettres qu'il recevait chaque jour. Il les dédaignait et ne retenait de sa correspondance que les télégrammes, persuadé qu'eux seuls pouvaient lui apporter quelque chose d'intéressant et mériter d'être ouverts. Il méprisait d'avance ce que pourraient bien avoir à lui dire des gens assez nigauds pour confier leurs projets à la paresseuse et ordinaire lenteur des courriers. Il prévoyait un bavardage inutile et s'évitait ainsi d'entrer en conversation avec des interlocuteurs qui ne savaient point parler net et avec une promptitude toute électrique.
Sans être des Cecil Rhodes, nous suivons involontairement son exemple et son usage. Le télégraphe et le téléphone deviennent les moyens de communications exclusifs et seront de plus en plus l'unique mode de s'entretenir à distance. A ce moment la littérature épistolaire aura vécu, et cette fin aura des conséquences peut-être regrettables.Dans quelques années le roman par lettres sera un artifice de composition anachronique et purement conventionnel. Ce genre, à qui nous devons la Nouvelle Héloïse et les Liaisons dangereuses, les Peints par eux-mêmes, de M. Paul Hervieu, ou le Songe d'une Femme, de M. Remy de Gourmont, aura fait son temps et ne sera plus du nôtre. Verrons-nous alors le roman par petits bleus oula nouvelle par cartes pneumatiques? Les grands hommes ne laisseront plus de correspondance, et quand, pour peindre un monde nouveau, nous sera né un nouveau Balzac, publiera-t-on après sa mort le recueil complet de ses messages téléphoniques ou un choix de ses meilleurs télégrammes?
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