Un échange de courriers entre Edmond Saint, éditeur à Buenos Aires et le comte Giuseppe Govone, époux de Mariette Lydis, sollicité pour ses avis et conseils dans cette édition de luxe de la nouvelle "L'enfant de la haute mer". Mon exemplaire (Hors Commerce n°3 sur papier vergé coloré bleu) comporte une dédicace de Jules Supervielle faisant mention de son fils ami de Solido, fils des destinataires.
Buenos Aires le 9 juin 1941
Monsieur le Comte Giuseppe Govone
Via Emilio Motta 17
Milano
Cher Monsieur:
N'ayant pas le plaisir de vous connaître, je suis cependant heureux de vous écrire car nous parlons bien souvent de vous avec notre chère amie Mariette, et j'ai parfois l'impression de vous avoir toujours connu.
Mariette vous a probablement mis au courant de son projet d'illustrer un livre d'un auteur argentin. En principe son choix s'est arrêté sur "L'enfant de la haute mer" de Jules Supervielle, uruguayen de naissance mais très connu à Bs.Aires.
Je crois qu'il est convenable pour Mariette de posséder le "Copyright" de cette édition sans toutefois en être l'éditeur, puisque, suivant vos conseils, elle ne voudrait pas que son nom apparaisse directement dans une affaire de librairie. En causant ici au "Rincon", où Mariette a passé avec nous des moments que nous n'oublierons pas et où elle a tellement bien travaillé cet été, je lui ai offert de publier ce livre. Il faut maintenant que je vous dise pour votre tranquilité, que je suis directeur d'une entreprise industrielle qui possède un atelier d'impression très bien monté. Nous ne sommes pas spécialistes en éditions de ce genre, mais nous imprimons fréquemment des livres de médecine et nous avons fait aussi une édition de luxe du "Faust" pour Amigos de Arte, illustrée par Basaldua. Je m'occupe personnellement de cet atelier et je suis amateur de belles éditions. Mariette n'aura donc à se préoccuper de rien, évitera l'intervention de libraires, sauf pour la distribution, et son bénéfice sera plus intéressant de cette façon.
Le format de ce livre a été fixé de 23,5 x 30 cm. comportant trois illustrations de Mariette, tirées par procédé offset à trois couleurs: un noir et deux gris à fin d'obtenir la délicatesse de tons que cette reproduction exige. Le texte se compose de 26 pages et nous avons choisi les caractères typographiques de Bauers.
J'ai le plaisir de vous remettre une première épreuve avec les corrections de Mariette, et la deuxième sur papier teinté bleu, déjà corrigée mais cependant un peu pâle. Je dois vous expliquer qu'il s'agit d'une réduction du dessin original, mais que les deux illustrations suivantes seront dessinées par Mariette au format naturel, de façon qu'il ne sera pas nécessaire de réduire l'original pour la reproduction et le résultat obtenu sera sans doute meilleur. Le papier dont vous pourrez juger la qualité par l'échantillon, viendra directement de Londres, car en ce moment les stocks de Bs Aires sont épuisés à cause de la guerre.
Le tirage de décompose de la façon suivante:
250 exemplaires numérotés de 1 à 250
50 " de luxe dont 25 sur papier teinté bleu, coloriés par Mariette, numérotés de I à L
Le prix de vente a été fixé à:
$ 16 le volume ordinaire, donc 250 * 16 = $ 4.000.-
$ 100 le volume de luxe " 50 * 100 = $ 5.000.-
Total . . . . .. $ 9.000.-
Les frais sont les suivants:
Coût de l'édition . . . . . . . . . . . ..... $ 1.750.-
Droit d'auteur
(15% sur les exemplaires ordinaires) . . " 600.-
Copyright . . . . . . . . . . " 50.-
Commission au libraire 30 % . . . . . . " 2.700.-
Total . . . . $ 5.100.-
Bénéfice probable : 9.000 - 5.100 = $ 3.900.-
Un grand nombre d'exemplaires sera placé sans l'intervention du libraire, donc la commission sera certainement inférieure à la somme fixée.
Croyez-vous nécessaire d'ajouter une suite en couleurs ou plutôt un essai de couleurs puisque les dessins de Mariette pour cet ouvrage sont en noir? Je voudrais bien connaître votre opinion à ce sujet.
Je vous demande pardon de vous importuner avec ces détails, mais vos conseils seront très utiles. J'espère si cet ouvrage a du succès qu'il sera par la suite très intéressant de publier d'autres volumes illustrés par Mariette. Notamment les contes pour enfants manquent presque totalement à Bs. As, en éditions de luxe, bien entendu.
Nous attendons votre réponse avec impatience; veuillez cher Monsieur recevoir l'assurance de mes sentiments entièrement dévoués.
Edmundo Saint
Herrera 855
Buenos Aires
République Argentina
Mariette ajoute un mot de sa main:
Envois si tu es d'accord un mot aussi rapidement que possible - mille baisers Mariette
M et Mme de Saint
Avenida Alvear 2684 B.A.
On apprend que le choix de l'ouvrage a été à l'initiative de Mariette, que Edmond n'était pas préparé aux difficultés de la vente d'éditions de luxe. Son calcul semble tabler sur une vente complète des exemplaires, l'absence d'autres œuvres à part la monographie de 1945, semble être un signe de succès très mitigé, bien qu'actuellement on trouve peu cet ouvrage et qu'une vente d'un exemplaire en salle se soit bien comportée il y a quelques années. Edmond Saint s'exprime parfaitement en français, il est le mari de Julia mais était à l'ambassade en France l'année précédente, où d'ailleurs il a d'une française une fille, Clara née en 1940. Se reporter à mon article sur des lettres imaginaires : http://www.malydis.eu/article-quelques-lettres-en-forme-de-confessions-116149490.html et l'article Malraux: http://www.malydis.eu/article-malraux-en-galerie-ou-en-galere-109895080.html
La réponse de Govone ne s'est pas trop fait attendre, malgré les aléas de la distribution du courrier à cette époque. La pelure de copie de la réponse datée du 22 juin comporte des rectifications en attente d'une seconde frappe, seule la première page est conservée, il est possible qu'il ne manque que la formule de politesse. Govone en général se contente d'une page quitte à ajouter une simple formule à la main.
Le colophon de l'édition du 2 septembre 1941 détaille: un total de 304 exemplaires dont 200 ordinaires sur pur fil (de 51 à 250) dont 10 HC. 50 exemplaires sur vergé teinté bleu (de 1 à 50 dont 5 HC) et 54 exemplaires de luxe sur papier Coat Skin Parchment, divisé en 4 + 15 + 35, donc conseils de Giuseppe suivis.
Milan 22 juin 1941
Cher Monsieur,
J'ai été enchanté d'avoir votre aimable lettre et les belles images que vous avez voulu m'envoyer. A mon tour je dois vous dire que je vous connais beaucoup à travers les lettres de Mariette et que je vous suis profondément reconnaissant de l'accueil que vous lui avez fait et de la chaleur amicale qu'elle a trouvé dans votre maison.
Dans les circonstances actuelles et notre la cruelle tragédie de la séparation à laquelle nous sommes contraints, je vous assure que c'est une joie et une consolation de savoir Mariette dans un pays qui l'a si bien reçue et où elle a eu la chance de rencontrer des amis comme vous et Madame Saint.
Je suis bien heureux que vous vous occupiez de l'édition de Mariette et que votre goût personnel et la circonstance d'avoir votre imprimerie vous permette de réaliser directement ce beau travail.
Je n'ai aucune remarque à faire sur le projet de l'édition que vous avez certainement fait en tenant compte du marché local; je me demande seulement pourquoi des 50 exemplaires de luxe - tous au même prix- seulement 25 sont sur le papier bleuté; et les autres 25 sur quel papier sont-ils? et ont-ils tous les mêmes reproductions? Pour parler avec les idées d'avant sept. 1939 moi j'aurais publié en plus des 250 exemplaires ordinaires:
30 ou 35 de luxe sur papier X avec la suite coloriée par l'artiste
20 ou 15 de luxe " " Y avec une suite en noir et la suite coloriée
et en fixant les prix à 80 et 150 respectivement j'aurais
35 * 80 $ 2800
15 * 150 $ 2250
Total des luxes $ 5060
Je n'ai pas bien saisi votre question concernant l'éventuelle suite en couleur à ajouter; je trouve que si les exemplaires ordinaires ont la suite en noir, les exemplaires de luxe devraient avoir si on fait 50 exemplaires pareils les deux suites noire et coloriée.
Je trouve que suivant votre projet ce serait bien que les 50 luxe aient tous une suite en noir et la suite coloriée par l'artiste; au contraire dans le cas proposé par moi ce serait bien de donner les deux suites seulement aux 15 exemplaires plus importants.
Moi aussi je serais très heureux pour le présent et pour l'avenir de ce succès éditorial de Mariette et en plus je trouve très beau que le nouveau monde maintienne en ce moment le flambeau culte de la belle édition.
Quant à la reproduction je trouve comme vous un peu pâle l'épreuve sur papier teinté; mais certainement les deux tirages en gris l'enrichiront en ton et en profondeur; je crois que un des deux gris devrait être assez fortement bistré, surtout pour le papier bleuté. Vous aurez une bonne surprise en faisant un essai avec l'un des gris assez fortement bistré.
Le bandeau du site est extrait de la gravure de l'épouventail renversé., ce dessin est très proche de l'ex-libris dessiné pour sa soeur Edith.
Mais cette nouvelle de Supervielle, imaginée probablement pendant ses voyages entre l'Europe et l'Amérique, sous forme de conte pour enfant, comme le remarque Edmond Saint, n'a plus la même destination dans une édition "de luxe" qui se veut précieuse et Mariette ne s'y trompe pas. Ses dessins sont conformes à son interprétation, des êtres surnaturels perdus dans les songes et le merveilleux. En droite ligne avec les albums parus chez Calman Levy. Il faudra la version de Gallimard jeunese pour retouver le public des enfants.
Pour en lire un extrait suivez ce lien: -----nativité-----
http://www.amazon.fr/Lenfant-haute-mer-Supervielle-Jules/dp/2070614867/ref=sr_1_39?s=books&ie=UTF8&qid=1455374617&sr=1-39
Supervielle était en voyage en Uruguay et fut surpris par la guerre en 1939. Il est resté jusqu'en 1946 en Amérique du Sud. Plusieurs ouvrages sont produits en 1944 à Buenos Aires où il contribuait à des oeuvres pour aider les enfants réfugiés. Une amie commune avec Mariette était probablement Victoria Ocampo comme en témoigne leur correspondance.
La maison VIAU a édité un Stéphane Mallarmé Poésies , illustré par Hector Basaldua tirage par les Ateliers d'Edmond Saint , le Fausto d'Estanislao del Campo poesies de "gaucho" inspirées du Faust de Goethe avec musique de Gounod avec de superbes gravures est paru en 1932 pour les "Amigos del Arte", les Ateliers Kraft ont réalisé en 1942 une nouvelle édition.
Hector Basaldua 1894-1976 (Groupe de Paris, études de dessin entre 1924 et 1928 .
http://www.cvaa.com.ar/03biografias/basaldua.php