Voici, Gaby et Christiane, il me faut retrouver Zina et Betina perdues dans d'autres chemises tandis qu'une autre version d'Aline est nommée Lucienne. Une suite de pages dactylographiées pour la plupart.
LES MODELES par Mariette Lydis
Gaby:-
Gaby est Suissesse, jeune fille de 18 ans, à la figure fine de fouine naïve, les yeux bridés, un beau buste et des jambes que l'on croirait appartenir à une autre personne. Tandis que la figure, qui n'est pourtant pas fardée et le torse sont d'une pâleur d'ivoire, les jambes sont à partir du genoux, épaisses, lourdes, disproportionnées, roses d'un rose orthopédique.
Gaby est à Paris depuis une semaine, seule, sans connaître personne, avant elle travaillait dans les montres, huit heures par jour à 25 centimes suisses à l'heure. Elle en a eu assez et la voici à Paris, elle aussi.
- Dites, Gaby, qu'est-ce que c'est que toutes ces cloques que vous avez sur tout le corps?
- Ça? C'est les punaises. Il y en a tellement que je ne puis pas dormir dans le lit; alors je me roule dans mon drap par terre tellement ça me dégoute...
Enchantée, comme toujours, de mes modèles je lui dis qu'elle a un type intéressant. - C'est vrai? Moi qui croyais être plutôt moche! avez-vous vu mes jambes? -Oui, vous avez les jambes fortes et c'est dommage, mais les jupes se rallongent cette année...
Un silence. - Vous savez, je m'intéresse à quelqu'un à la Grande Chaumière. C'est un étranger; il doit être de bonne famille; il me salue, mais n'ose pas me parler. Moi non plus je n'ose pas lui parler. Au début cela m'était égal de poser nue devant tout ce monde, mais depuis que je m’intéresse à ce jeune homme cela me gêne
Il me plait beaucoup, pas pour autre chose que pour lui parler, je lui parlerais bien, mais je n'ai jamais fait de propositions à personne...
"Aussi je ne vous y engage pas, Gaby; mais sans lui faire de propositions, comme vous êtes seule et qu'il vous parait seul aussi et timide, pourquoi ne lui demanderiez-vous pas: parlez-vous le français, ou bien: -où est la rue Vavin? ...
Un temps de réflexion, puis: - Il semble si bien élevé, si honnête... Ne croyez-vous pas que les jeunes étrangers qui viennent à Paris à travailler, comme lui, doivent avoir de l'argent? ... Il me faudrait bien quelques temps pour me décider à lui parler et demain c'est la dernière séance. Certainement je n'aurai pas le courage je me connais, et lui non plus. Enfin ... je retournerai la-bas. Je ne suis pas venue à Paris pour faire fortune, j’espérais seulement, je croyais seulement ...
J'ai revu Gaby dans Vogue, portant le jour des Drags une superbe toilette de Schiapparelli.
Christiane
Une grande fille élégante, une figure d'enfant étrange: Christiane. --Je la connais pour avoir posé pour moi avant. J'avais d'elle le souvenir d'une fille taciturne et au besoin insolente. ....
Ce manuscrit au crayon est en fait celui imprimé sous le nom Émilienne.
Z I N A.
J'attends Zina à deux heures; à une heure, coup de sonnette: c'est Zina en cheveux, et quels cheveux! de grands cheveux frisés, crépus, ébouriffés et sales. Elle me sourit de beaucoup de dents blanches: "C'était difficile de ti trouver, madame." -"Et bien tu as trouvé quand même; as-tu au moins déjeuné?" Elle n'a pas déjeuné "Bon tu déjeuneras ici". "Ti veux que je me déshabille?" Et elle procède à un déshabillage compliqué; elle se débarrasse d'un manteau lie de vin, d'un immense foulard froissé, d'une robe en crêpe de Chine rouge acheté passage Brady(*3), et apparaît en sweater multicolore; celui-ci enlevé, reste une combinaison douteuse bleu turquoise et, après la combinaison, ... une certaine fauve senteur. Ma voilà nue. Aussitôt elle fouille dans un grand sac défraichi pour en retirer un crayon de rouge; elle travaille avec minutie au maquillage de ses lèvres longuement; il est vrai que sa bouche est généreuse et elle la peint avec un soin méticuleux. Puis elle sort un crayon de noir et s'acharne à la tâche presque désespérée de rehausser en couleur des cils et des sourcils d'un noir absolu. Elle est prête. "Comment ti veux? Debout? " "Non assise". "Bien".
"Ti as un mari, madame?" .... "Des enfants?" ... "Elle s'étonne: "Pas du tout d'enfants?" ... "C'est cher , dis, ton appartement?" ... "C'est jouli" ... Je travaille et ne réponds pas, si ce n'est de temps en temps par un monosyllabe, mais j'apprends qu'elle vient d'arriver d'Algérie, qu'elle ne sait ni écrire, ni lire,qu'elle ignore les mois de l'année, et la montre, qu'elle ne sait pas son âge, qu'elle a été mariée, battue, que son enfant est mort... Je m'intéresse à cet être animal aux longs yeux chauds, à la bouche épaisse, le front et les mains tatoués, la peau veloutée d'orientale, les jambes, les mains fines, le corps, abimé par une maternité précoce, sans âge.
Elle a commencé une mélopée douce, sans paroles, une suite de tons pareils à des vagues qui viendraient jouer sur le rivage: a la lea da daaa, da daaaa, qui se répètent à l'infini et qui pourraient donner la nostalgie à qui aime l'Orient. Elle s’interrompt: "Combien de semaines je viens ici?" " Je ne sais pas encore." "Madame, ti as de vieux soulier, donne-moi." "A présent on travaille, mon petit." "a la lea da daa daaaa ... ti as de vieilles robes, Madame, donne-moi" "On verra" Elle recommence son chant en fermant les yeux à moitié, en balançant son corps; depuis longtemps elle a oublié sa pose. "Ti sais qu’il ne fait pas chaud chez toi, madame?" "On va remettre du charbon. Ça va mieux?" "Je veux me reposer" "Bon veux-tu voir des images?" Et je lui montre un volume de photos de femmes de toutes races. Elle feuillette distraitement "Dis madame, c'est cher ce livre?" Cela ne l’intéresse pas le moins du monde, mais une page représentant des Ouled-Naïl lui arrache un cri d'admiration "Ti as vu? ti connais?" "Oui je connais." "Où ti habite à Alger?" "Au St Georges" "Combien ti as payé la chambre?" "je ne sais plus" Elle continue à feuilleter le volume voilà qu'elle fait une découverte éblouissante: deux houris aux seins abondants. Elle en délire "Mes cousines!! Voici Haïsha, voici Fatma, mes cousines!"
"Reprenons la pose, veux-tu?" Elle accepte sans enthousiasme et reprend en même temps sa mélopée sans fin qu'elle interrompt seulement pour me rappeler; "Dis, madame, et les souliers?" ou bien "il est zouli l'oiseau sculpteur que ti as, combien il coûte?" a la lea da daaa "ti n'as pas d'amis sculpteurs où je pourrais poser? a la laa ti n'as pas de vieille robe pour moi? Jusqu'à quelle heure ti travailles? Quatre heures? il est bientôt quatre heures? a la lea da daaa da daaa, dis, madame, les souliers ..."
"Quand je reviens poser?" "Je ne sais pas encore" "Les souliers, madame..." puis avec impatience "Ti as fini le travail?" Il est trois heures et demie, je n'ai pas fini, mais je préfère la laisser partir; elle se rhabille en un clin d’œil, soigneusement elle enfouit dans son sac les gâteaux restés de son déjeuner. Je lui donne les 25 francs rituels pour sa pose; elle regarde les billets avec stupeur, puis se tourne vers moi: "ti paies pas bien, ti sais, madame" " je ne vois pas pourquoi je te donnerais plus qu'aux modèles français" "Quand je reviens madame?" "Plus du tout" "Pourquoi?" "Parce que nous ne nous entendons pas bien." "Loi j'ai dis ti paies pas bien, madame? jamais ji n'ai dit ti paies pas bien madame; ti as pas compris. Quand je reviens?" "Jamais plus" "T'es pas gentille, madame" "Toi non plus, Zina" "A Alger on me payait 30 francs la pose" "Retourne à Alger, Zina."
*2- En 1934 Mariette Lydis habitait rue de Vaugirard, habituée du quartier Montparnasse elle avait repéré les bons établissements où rencontrer ses amis, et comme ici ses modèles.
* 3/ Passage Brady: Passage couvert parisien, dans le dixième Arrondissement, voie couverte en deux parties séparée par le Boulevard de Strasbourg. Anciennement alignement d'ateliers de couture et de vente de tissus imprimés bon marché "les indiennes". http://www.leparisien.fr/espace-premium/seine-et-marne-77/le-passage-brady-un-parfum-d'Inde-au-coeur-de-paris-26-08-2016-6069429.php